dimanche 3 octobre 2010

De l'autre coté de la grande muraille

Il y a des endroits où jouer de la guitare en chantant ce que l’on pense est dangereux.
Dans ce genre de pays, chanter des textes sortant du politiquement correct ne vous mènera qu’à une chose : faire parvenir à vos parents par lettre recommandée une facture de 20 yuans. Une somme correspondant au prix (taxes comprises) de la balle de 9mm parabellum logée dans votre nuque par les soins d’un fonctionnaire pénitentiaire.
Avec les compliments du comité central du parti communiste de Chine populaire.

Les Carsick Cars (un nom qui est un paradoxe en soi) prennent ce risque et se font discrets dans les médias francophones. Peut-être parce que les textes chantés, sont incompréhensibles à moins de posséder de solides notions de Mandarin. Un désavantage pour une culture qui a toujours dans son cœur placé les mots avant la musique. Mais une partie de la beauté du travail des Carsick Cars se trouve ici. Elle nous pousse à nous rappeler l’époque candide et bénie où l’on ne comprenait rien aux paroles affligeantes des Beatles (au moins pour le début de leur carrière, avouez-le).

La visite Pékinoise commence avec « Zhi Yuan De Ren - 志愿的人». Le morceau démarre comme une Geely hors d’âge. L’arbre à came frappe sur la basse et la seconde s’enclenche, ce vent, c’est celui qui siffle par les fenêtres entrouvertes et vous balaye les cheveux. Zhang Shouwang vous parle de sa ville et vous raconte ces grands immeubles et ces jeunes qui fument des cigarettes à la sortie de l’école en vous dévisageant.
Après cette mise en bouche très américaine, cloches et carillons reviennent. Les palais d’or de l’Asie éternelle entrouvrent leurs portes, renfermant leur lot de secrets et d’horreurs sur Zhang et Li Quing (la sorcière  des cloches, oui ce n’est pas un homme). Sur « Gun - 棍 »  ce n’est pas l’opium de Pou Yi le dernier empereur que l’on fume, mais bien de la coke dangereuse que les jeunes sniffent sur des tables en bois rouge laquée. C’est la descente, cette grande plage noise, c’est la peur, qui borde cette lente descente aux enfers.

La chanson suivante  «Zhong Nan Hai 中南海 » est le hit de cet album. La basse semble rouler comme celle des débuts de Joy Division et la guitare gratouille un petit riff que l’on jurerait piqué à Sonic Youth. On dérivera ensuite dans une plage de noise et de reverb complètement maitrisée est ahurissante de finesse et d’harmonies. Cet éther sonique vous laisse abasourdi après avoir dégoupillé vous-même la grenade chinoise. La mélodie revient ensuite et se reforme alors qu’ encore hébété, vous vous relevez des pavés de la place Tiananmen le visage collant de sang pour vous relancer en courant  vers ce Zhong nan hai, cette partie de la cité interdite d’où dirige le tout puissant parti.
Le ton s’apaise et s’allège sur le titre suivant sur «Hou Dao - 厚道 ». Les musiciens cabotinent, la basse s’arrondie et Zhang se relâche, se permettant des vocalises alors inédites sur cet album. On est bien là, à siroter notre Tsing Tao sous les grands platanes des quartiers résidentiels.

« Xiong Mao - 熊猫 » est une chanson comme on les aime. Une voix trainante, celle de Zhang, qui sonne nostalgique er rêveuse, comme absente. Li chante dernière les nappes de guitares, comme les deux Kims l’on fait en leur temps (Gordon et Deal). La section rythmique complétée par Lei Weisi fonctionne superbement bien.
Pour preuve, le véritable wall of sound hallucinant et vertigineux présent sur la piste suivante. On ne sait plus si l’on écoute les enfants des amours des Ramones, de Jesus and Mary Chain et de Dinosaur Jr ou juste une resucée punk minimaliste des Who, mais une chose est certaine « Guang Chang - 广场 » met le son chinois sur la carte du rock mondial. Ces vagues, ce rythme alterné de batterie est proprement incroyable. Puis la voix de Zhang, plaintive et cassée, qui sonne comme celle d'un Viêt-Cong blessé pris dans les barbelés de l’ambassade américaine le soir de l’offensive du Têt… Cette complainte, cette voix trainante et écorchée, est aussi moche que touchante.

La batterie de Li ouvre « Re Shen - 热身 » un des morceaux chantés en anglais sur l’album. Une chanson sur des gens qui ne se parlent pas, qui s’ignorent et ne disent rien. Sur l’inhumanité de la fourmilière. Cette analyse se poursuit sur un deuxième pendant le la réflexion  « He Sheng - 和声 ». Tous ces gens qui marchent dans le rue, leurs rêvent se perdant dans le fracas des machines sur lesquelles ils travaillent à longueur de Journée. La seule fuite possible, la seule issue face à cette routine, c’est de devenir, à l’instar de Johnny un rock and roll hero. Il faudra attendre faire nos adieux à nos amis pékinois sur « Hui Shou - 回授 » au tempo ralenti et à l’ambiance éthérée et aux sonorités de cordes chinoises. On est triste de partir, à contrecœur. Les valises bourrées de faux polos Lacostes et les tympans pleins de ce son de transistor écrasé. Cette bouillie de puce électronique agressive, aigue et rugueuse qui est celle de la ville, qui est la notre.

C’est cela Carsick Cars, des jeunes qui aiment et qui souffrent, à mille lieux des pluies de roses et des lendemains qui chantent. C’est le quotidien au cœur d’une ville de béton tentaculaire, ceinturée par 7 périphériques, au soleil masqué par des nuages de pollution marrons et aspergée par des pluies acides qui ravagent jusqu’à votre selle de vélo.

Loin de la masse impersonnelle et silencieuse, des jeunes mènent le changement et rompent avec le masque de cire d’une société forcenée de travail et cosmopolite s’étirant de Pékin à Canton. Loin de la clinquante image d’une génération ambitieuse, avide et sans morale ni scrupules.

C’est ce tour de force que les Carsick Cars sont en passe de réaliser : nous faire embrasser la beauté et la fragilité des multitudes.